Moi, Chien de lisard
Je dis haut et fort que j’aime lire,
mordre dans les idées, les histoires vraies, les fictives, parce que j’aime le bon pain, et qu’elles sont mon pain quotidien, nourrissant mes rêves, mes actions, mon lendemain
Je dis que le bonheur
c’est d’entrer dans une librairie comme dans un aéroport
et d’y flairer les milliers d’odeurs qui s’y mêlent
jusqu’à ce que je saisisse
le roman, la revue, le CD-ROM, le guide de voyage, le livre de cuisine, l’essai, l’atlas qui m’aura chatouillé la truffe de façon trop suave pour que je puisse résister à l’envie de l’avoir dorénavant avec moi.
c’est d’emprunter, de prêter, d’acheter, d’échanger, de garder
les livres qui me donnent envie
de mieux recevoir mes amis,
de voyager un jour,
de ne rien foutre maintenant,
de sentir que j’ai quelque chose entre les deux oreilles,
de changer le monde,
à commencer par moi,
de me faire oublier que le reste va mal,
de m’aider à débroussailler la route,
de connaître une autre langue,
de raccourcir le trajet de métro
alors que j’y suis debout, fatigué, haletant, vacillant,
que mes oreilles bourdonnent, que mon angoisse gronde,
ajoutez-y vos raisons, elles sont aussi valables
c’est de tenir un beau, un vrai livre,
qui jettera une tache de couleur sur ma table et ma journée,
avec une vraie couverture, une vraie reliure, un vrai poids d’images et de mots,
une odeur d’encre, et de papier, et de sueur,
il y en a des milliers de ces odeurs, si vous saviez,
c’est de le prendre avec des pattes de velours,
d’en lisser le papier, d’en tourner les pages par le haut, d’y glisser un signet, correspondance du prochain voyage en un lieu de la galaxie Gutenberg
qui m’était inconnu.
c’est de reprendre aussi le compagnon fidèle, écorné, gondolé, annoté,
qui comme moi en a traversé des vertes et des pas mûres,
qui m’a vu changer et qui me change encore,
ridé comme une vieille vigne ou comme un beau visage,
qui réserve encore à la lecture les raisins de la colère,
qui m’aidera à m’endormir,
le dernier geste avant de fermer la lumière sera de le fermer.
c’est de perdre mon temps, comme ils disent,
d’explorer la vie sans tambours ni contraintes,
en lisant dans ma bulle ou même mon bain moussant, quitte à mouiller un peu les pages, avant de me lover bien au chaud entre deux couvertures de livre.
c’est de m’endormir au pied de rayonnages ployant sous les livres.
J’affirme que les mots, comme les sons,
ont leurs résonances profondes, intimes et vastes, qui ne regardent personne d’autre que moi, et pas même leur auteur.
Je dis mon besoin de faire résonner mon esprit avec celui de l’auteur, au point de devenir avec lui co-auteur, et de reconnaître dans une ligne les mots que j’aurais pu écrire ou que j’aurais dû dire.
Je rêve du jour
où chacune, où chacun, pourra, chaque matin,
s’acheter des fleurs fraîches et un livre neuf,
et ressentir cet instinct qui se développe à force d’abandon
et qui fait que de plus en plus, le livre qu’on s’offre, on le dévore,
parce que la rencontre avec lui devait survenir,
parce qu’il nous attendait et que nous avons su le reconnaître.
Je rêve de files d’attente pleines de chiens de lisards,
de livres disponibles dans les abribus,
d’autres oubliés sur un banc de parc, avec mention Emporte-moi.
Moi, chien de lisard, je dénonce ceux qui affirment
que les mots ont fait leur temps,
que lire n’intéresse plus personne, et surtout pas les jeunes.
Dévorer une brique n’est pas difficile quand la brique est bonne.
Je revendique pour premier écran celui de mon imaginaire,
sans montage, ni effets spéciaux, ni suites d’images débilitantes qui me disent que je dois être jeune, riche, beau, belle, mince mais pas trop, athlétique mais pas trop, pilote professionnel sans devoir l’imiter, wouaf wouaf, moif moif, pour être heureux.
Je revendique mon droit de voyager sans menus,
ni publicités subites, ni 3 clics 50 mots maximum,
sur des chemins qui n’ont d’autres limites que celles que je leur donne,
le droit de lire les mots des poètes,
et tout ce qui n’est pas utile
mais essentiel.
Je dis que les plus belles images ne valent pas toujours le bon mot,
qu’un texte, avant que d’être court, doit être juste,
quitte à demander qu’il soit relu et qu’il reste incompris.
Les mots font leur chemin dans le silence.
Et puis que l’on ait 7 ou 77 ans, ou moins, ou plus,
lire est un engagement, et comme tout engagement, demande temps et effort.
Et tant pis si le mot effort est au banc des accusés.
Je dis que le lecteur est un être intelligent
qui mérite autre chose que la tyrannie des best-sellers et des librairies usines
qu’avant d’être courtisé, il doit être respecté.
J’en appelle à tous les chiens de lisards de ce monde :
aboyons haut et fort pour dire
que nous aimons lire,
que les mots ne sont pas ni ne seront jamais une mode.
pour réclamer des autorités
des bibliothèques scolaires dans lesquelles on puisse apprendre que, mais oui,
l’Homme a marché sur la Lune, et le mur de Berlin est tombé.
L’ordinateur n’est pas une bibliothèque mais un autre outil d’accès au savoir,
qui ne la remplace pas.
l’accès aux bibliothèques publiques les fins de semaine, les jours de congé, et aussi tard que l’insomnie des insomniaques;
le droit aux livres neufs pour tous;
la libre circulation des invendus, plutôt que leur pilonnage;
le droit d’apprendre, de comprendre, d’explorer grâce aux livres,
même si mon école n’est pas bien classée au palmarès.
le droit à l’ouvrage intégral, plutôt qu’à des photocopies tristounettes ou à des échantillons choisis pour des objectifs de savoir lire et de savoir comprendre et de savoir résumer et communiquer sa pensée.
pour demander aux libraires
de laisser toujours au moins un exemplaire sans cellophane.
Les livres, comme les poules, ont besoin d’air pour révéler leur saveur.
des paniers sur roulettes
pour que tout chien de lisard puisse trottiner en tout confort d’une allée à l’autre
plutôt que de devoir charroyer, poser et redéposer sa pile de livres.
Manifestons sans violence mais avec force,
car nous sommes une force,
omniprésente déjà sous tous les soleils.
Réclamons la lecture comme instrument de pouvoir personnel,
formation de l’esprit, mobilisation du rêve,
une lecture qui ne recherche ni note de passage, ni objectifs, ni performance,
mais qui soit libre et gratuite activité, perte de temps nécessaire et délicieuse
pour recharger les neurones et combattre l’insipidité.
Dénonçons l’illettrisme de nos sociétés surdéveloppées,
et l’analphabétisme persistant, qui isole.
Je dis que l’on sous-estime toujours l’intelligence du voisin ou de la voisine,
et que le silence de ceux qui n’ont en banque ni fonds de retraite, ni actions, ni diplômes, ne signifie pas qu’ils n’ont pas soif ou droit de lire.
Si le temps est passé ici de lire en cachette ou d’affronter la censure,
dans votre société du savoir, il n’y a pas assez de livres, ni de temps pour lire,
ni de lecteurs.
Saluons
celles et ceux qui écrivent en des pays où le livre continue d’être subversif,
compagnon interdit, pouvoir à jeter sur le bûcher.
Installons nos enfants,
nos neveux, nos nièces, sur un coussin voisin du nôtre,
pour lire avec eux leur histoire favorite,
ou qui le deviendra dans leurs souvenirs,
pour qu’ils sachent que lecture ne rime pas avec ennui,
obligation, passé dépassé,
pour qu’ils sentent que les livres disent et explorent,
font et défont, réfléchissent et font réfléchir
le monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Car les mots sont à l’avant-scène des pensées à venir,
carburants non polluants et à haut rendement de nos neurones.
Appelons-en à tous ceux et celles qui, comme nous, croient à la liberté de lecture,
pour qu’ils disent leur plaisir de lire, et que comme des témoins,
ils se lèvent, enseignants, parents, amis, et disent
J’ai adoré ce livre
et en parlent, et le racontent, la voix heureuse, le regard allumé,
Le lâcher était une souffrance
et dès qu’ils le pouvaient, ils le saisissaient à nouveau,
comme un verre d’eau après une longue marche.
Chien de lisard j’étais, je suis et je serai,
Chiens de lisards, multiplions-nous.